TEMPS ERRANCES 5 – JEAN YANNE

(La nouvelle débute là : Le départ)

J’eus encore d’autres surprises. Sûr, les cultures traditionnelles étaient représentées. Mais il y avait aussi des tas de jeunes. Rock, jazz, fusion. Fête à chaque coin de « rue » : on mordait à pleines dents dans d’odorantes brochettes de moutons, dégoulinantes de bon jus, matière grasse avec matière rouge. Les hommes avaient le chapeau de travers, les femmes chipotaient dans leurs châles. Tandis que je digérais sous la tente centrale, on vint me chercher, me priant de me rendre au cinéma. On passait un film français, il ne fallait pas rater ça. Je me rendais sur place, intriguée. Belmondo ? Delon ?
En tous cas, certainement pas Godard. La bande de gamins qui était venue me chercher, piaillait et se chamaillait, ne cessant de me demander si je connaissais Ian Ian et s’étonnait à grand bruit que non. Jamais entendu parler. J’arrivais au cinéma où l’on m’attendait pour démarrer la séance. Les premières paroles du générique éclaircirent mes doutes. « Quand les pavés volent comme de grands oiseaux gris … ».  Tout le monde il est beau, tout le monde, il est gentil ! Ian Ian n’était autre que Jean Yanne ! Les cons ! Un vrai succès en Bouriatie !
Impossible d’oublier les faces cuivrées des bergers, illuminées de rire à la vue de Blier jouant du tac-o-tac puis hochant la tête, approuvant, graves et concernées, les diatribes anti-marketing de l’animateur vedette, Christian Gerber. Rebelle. A la fin de la séance, quelques curieux vinrent s’attrouper autour de moi, pour parler avec la fille qui venait du pays de Ian Ian. Heureux qui ignorez la guéguerre franco-belge ! En donnant quelques détails sur les conditions historiques du film, je me fis passer sans trop de mal pour l’ennemi.
Leur recommandais aussi  « Chobizenesse » et bien sûr « Les chinois à Paris » …
La nuit qui suivit = chaos. Brasier. Garit ! Ceci veut dire : ca brûle ! et c’est de là que vient le nom de Gary, Romain.
Jusqu’à l’aube, je déclarais à qui voulait l’entendre que j’avais beaucoup à dire mais ne parlais jamais qu’en présence de ma vodka. On m’aida à me désaltérer, sans m’écouter plus que ça, vu que de toutes façons je dansais, quelque part, direction galaxie.
Le lendemain, il y eut les cérémonies officielles. Au cœur du dispositif : mes amis chamanes. Habillés de couleurs chatoyantes, ils entonnèrent des chants plutôt gutturaux, chacun leur tour d’abord. Ceux qui ne chantaient pas fumaient un drôle de truc. Enfin, ils se mirent à chanter tous ensemble, élevant l’assistance au-dessus, très au-dessus de l’azur.  Somewhere, over the rainbow.

Suite et fin : Kant dans les amandiers

Mendeleïev Dimitri Ivanovitch (1834-1907)

On dit des russes qu’ils sont fantasques et désordonnés. Nonobstant, cette nation a vu naître, croître et mourir l’un des esprits les mieux organisés de tous les temps : Dimitri Mendeleïev, père du célébrissime tableau périodique des éléments. En russe, ce tableau est qualifié de loi. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est en 1869, à l’âge de trente cinq ans, que Mendeleïev publie sa trouvaille : une présentation simple organisant les propriétés physiques des éléments en fonction de leur poids atomique. Cette découverte, si elle ne s’est pas avérée fondamentale dans le développement des sciences physiques, a permis d’organiser les connaissances accumulées en chimie depuis plus de deux siècles. Et le plus étonnant est qu’elle permit d’anticiper la découverte de nouveaux éléments. Mais l’apport de Mendeleïev à la vie scientifique moderne est loin de s’arrêter à cet apport pédagogique. Tout du long de son existence, Mendeleïev fit preuve d’une curiosité et d’une imagination sans bornes : il s’intéressa à toutes les énergies fossiles (gaz, pétrole, charbon) et à leur condition d’exploitation, à l’isomorphisme des minéraux, à la physique des liquides. Ainsi, c’est à lui que devons de savoir que la proportion optimale d’alcool dans la vodka est de 40% (en réalité 38°, mais pour des raisons fiscales, le régime tsariste arrondit à la dizaine supérieure) !

Sans être miséreux, Mendeleïev était d’extraction modeste : son père était le directeur du collège d’une petite ville de Sibérie et la fratrie comptait quatorze enfants. Lorsque le père mourut, la famille s’installa dans la gêne, à Saint Petersbourg. Mendeleïev n’a que quinze ans, il est déjà un élève brillant, mais – chose courante l’époque – il est atteint de tuberculose. Il part donc faire ses premières armes de professeur à Odessa, où le climat ensoleillé lui assure une guérison définitive. Là il fait montre des ses qualités et est nommé directeur du collège local. En 1856, il revient à Saint Petersbourg où il soutient son doctorat de chimie, donne des cours, commence à publier. En 1860, il participe au premier congrès international de chimie à Karlsruhe. Par la suite, Mendeleïev séjourna souvent en Allemagne où il appréciait de dialoguer avec ses pairs. En 1861, il publie un manuel de chimie qui resta longtemps une référence. C’est que l’homme est non seulement d’expression limpide, mais également passionnément en prise avec son temps, qualités qui font de lui un excellent pédagogue. La même année, il découvre la température d’ébullition absolue, aussi dite « critique ». Curieux de tout, il voyage, étudie, compare. S’intéresse au pétrole, à la naissance de l’industrie, mais aussi à l’agriculture, la médecine etc. Après un voyage aux Etats-Unis, il publie un ouvrage sur les conditions d’extraction pétrolière outre-atlantique et au Caucase. Il anticipe aussi la gazéification du charbon et l’importance des ressources du Donbass (très grand bassin houiller, au sud-est de l’Ukraine) pour le développement de l’empire russe.  Il s’engage contre le spiritisme, donne des cours dans des instituts féminins. Son autorité ne cesse de croître. Il est l’un des membres fondateurs de la société russe de chimie (1869). On l’invite même à participer à une commission gouvernementale sur la réforme du tarif douanier. Mais cet esprit libre se voit bientôt écarté par le régime. Ayant soutenu l’envoi d’une pétition étudiante peu révérencieuse, Mendeleïev se voit démis de ses fonctions de professeur. Il avait donc d’importants atouts pour être encensé par le pouvoir soviétique, ce qui ne manqua pas d’arriver. Ainsi la « légende » soviétique raconte qu’il tint alors à prononcer une dernière leçon mais ne put contenir des larmes de colère lorsqu’il aperçut la police impériale pénétrer dans l’amphithéâtre pour mettre fin à sa carrière devant un parterre d’étudiants admiratifs et effarés. Malgré cette disgrâce, qui l’éloigna à jamais de l’université, Mendeleïev put poursuivre des activités publiques : il travailla pour différents ministères, fondit le « Journal des poids et mesures », s’attaqua à la météorologie, effectua – à prés de soixante dix ans – d’un voyage d’étude dans l’Oural consacré à l’étude de l’industrie métallurgique. Parallèlement, il est distingué par plusieurs prix internationaux, tels que les médailles de la Royal Society. Durant les dernières années de sa vie, le vieux savant rassemble les textes de ses différentes recherches dans l’objectif de publier. Bien qu’il commence à perdre la vue, il rêve encore de faire un voyage « exploratoire » en Arctique, mais s’éteint en 1907, sans avoir pu réaliser ce dernier vœu. Le 101ème élément, découvert en 1955, a été baptisé mendélévium en son honneur. Primo Lévi, le célèbre écrivain, qui était également chimiste, s’inspira de la table pour rédiger son recueil de nouvelles « Le système périodique ».

Vodka

Xудожник - Вася Ложкин * Dessinateur - Vasya Lojkin

On ne peut exclure qu’une des raisons de l’animosité entre russes et polonais tienne à la vodka, car les deux nations s’en disputent âprement la maternité. Selon les Russes, un arbitrage international rendu en 1982 a définitivement éteint la querelle, attribuant au moine russe Isidore l’élaboration de la première vraie recette de vodka aux alentours de 1430. Il s’agissait alors d’une vodka de céréales, dite également « vin de pain ». On fabrique depuis également des vodkas à base de pommes de terre. Rapidement, le pouvoir – en l’occurrence Ivan le Terrible – comprend qu’il peut grâce à un monopole, à la fois garantir la qualité du produit et d’importants revenus pour l’Etat. Mais progressivement le contrôle se détériore, le trafic se développe et l’on voit apparaître sur le marché des alcools de moindre qualité. Parmi les sobriquets attribués aux torts boyaux en cours on peut retenir « la française de 14ème rang », qui désigne un alcool tout juste bon pour les fonctionnaires de dernière catégorie. Inquiète de cette situation, l’impératrice Catherine II, qui aimait à offrir de la vodka à ses illustres hôtes, Goethe, Voltaire, autorise les nobles à distiller. Les grandes familles mettent alors un point d’honneur à fabriquer un alcool le plus pur. C’est à même cette époque, au début du 18ème siècle, qu’est mise au point la méthode de purification au charbon de bois, aujourd’hui concurrencée par le filtrage à l’ambre de Baltique. Mais la recette évolue encore grâce à la science : c’est à Mendeleïev que l’on doit de savoir que la meilleure vodka titre à 38°. Les taxes étant calculées sur le degré d’alcool, c’est le titre de 40° qui est retenu. Dès lors, le succès de la vodka ne se dément pas, si bien que la propagande soviétique s’attache rapidement à dénoncer les dangers d’une consommation excessive, pouvant entraîner, outre la mort du buveur, une progéniture mal en point. Las, ni les prolétaires ni les nantis ne s’éloignent de la bouteille. On a beau grignoter des zakouskis pour absorber l’alcool, humer un quignon de pain dans les circonstances les plus dures (guerre ou goulag), l’élixir cogne. Cinquante grammes après cinquante grammes. Un célèbre roman tragi-comique des années 80  Moscou-sur-Vodka divulgue ainsi les graphiques précis de la consommation du « collectif de travail » au sein duquel est intégré le héros, qui finit par se suicider. Pour remettre sur pieds son pays, Gorbatchev tente d’encadrer la vente : cette loi sèche (soukhoi zakon) contribuera fortement à son impopularité. De fait une pègre comparable à celle de la prohibition américaine distribue des « samogon » (« cuit soi-même ») qui fauchent en nombre les assoiffés. Bien que la loi ait été assouplie, le problème reste entier de nos jours, principalement pour des raisons économiques. La vodka de qualité, en partie produite par des investisseurs occidentaux, est au prix fort. D’après une commission d’enquête de la Douma (Parlement russe), la vodka frelatée, et donc bon marché, aurait entraîné 17.000 décès en 2006.  Car, même s’ils redécouvrent les délices du vin et de la bière, les Russes restent les plus grands consommateurs de vodka au monde, avec environ 50% du marché (pour 2% de la population), ce qui équivaut à environ 16 litres par personne et par an. Il ne faut pas croire pour autant que tous les Russes aiment la vodka : certains n’en boivent goutte, lui préférant, peut être par snobisme, les alcools occidentaux ou pour les plus sages, les tisanes médicales de Sibérie et de l’Oural.

Article rédigé par « Sibir » et publié chez Larousse, Dictionnaire de la Russie, collection A présent